Rio: Le monde des affaires et l’Union européenne repeignent l’économie en vert

Des autoroutes qui traversent des zones naturelles protégées en Europe ? Des forêts privatisées et des bâtiments affreux dans ce qui était jusqu’à maintenant des zones d’une grande beauté naturelle, ouvertes à tous ? Pas de problème tant que l’entreprise qui construit, paye pour « protéger » d’autres zones quelque part ailleurs dans le monde. C’est ce que l’on appelle la compensation. Juste une mesure parmi d’autres que la Commission européenne propose de concert avec l’industrie, sous le nom d’économie verte.

Vingt ans après le premier Sommet de Rio de Janeiro au Brésil, les gouvernements vont se retrouver de nouveau à Rio pour le Sommet des Nations-Unies sur le Développement durable, du 20 au 22 juin.

L’ordre du jour de Rio+20 consiste essentiellement à réaliser la transition vers une « économie verte ». Les accords internationaux de Rio sont considérés comme de l’histoire ancienne maintenant. De nouvelles solutions sont donc nécessaires pour s’attaquer à l’aggravation des crises environnementales et sociales. Le champ de bataille de Rio va voir se dresser le monde riche (les gouvernements des pays du Nord, d’autres pays qui pensent pouvoir en profiter économiquement comme le Costa Rica et le Brésil, les multinationales, la finance, les grandes ONG de protection de la nature - ou conservationnistes - et les institutions internationales comme la Banque Mondiale) contre un certain nombre de pays du Sud et la société civile, qui craignent que les propositions présentées ne soient utilisées pour légitimer la confiscation des ressources par les riches, ce qui menacerait l’accès à la terre, à l’eau et aux ressources naturelles pour les pauvres de la planète.

« Le but est de transformer les législations environnementales, en instruments de commerce » .
Pedro Moura Costa, co-fondateur de la compagnie de compensation carbone, Ecosecurities et fondateur de la Bolsa Verde Rio de Janeiro1.

Le point central de la bataille porte sur ce qu’on entend par « économie verte » - un concept vague qui sonne bien et pourrait être sans doute interprété comme l’abandon progressif d’un modèle reposant sur le pétrole et obsédé par la croissance, pour un développement plus durable. Mais l’absence de toute définition claire de ce concept a laissé ouverte d’autres possibilités, notamment l’augmentation de l’usage des mécanismes reposant sur le marché, comme la compensation dans des domaines tels que la biodiversité, la réglementation de l’eau et l’éco-blanchiment des affaires comme à l’accoutumée.

L’Union européenne a été à l’avant-garde pour promouvoir cette idée d’une économie verte. Elle veut travailler en partenariat « avec le secteur privé en l’impliquant activement », tant au niveau des négociations, qu’en l’engageant à développer une stratégie pour une économie verte2, comme on a pu le lire dans les amendements du premier projet de texte (Draft Zero, obtenu par une fuite), le texte de référence étant actuellement en discussion à Rio.

L’économie verte de qui ?

On peut faire remonter l’importance accordée à l’économie verte dans ce premier texte, à deux initiatives qui ont été tenues sous l’égide du Programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE). Pavan Sukdhey, ancien banquier d’affaire de la Deutsche Bank les a dirigées et fait progresser.

Dans un rapport de 2011 sur l’Economie Verte 3, Sukdhey avance l’idée que pour protéger la nature, il faut donner un prix à ses fonctions, à ce qu’il appelle les services des écosystèmes. Si la biodiversité a un prix, cela crée une incitation financière pour la protéger.

L’autre initiative sous l’égide du PNUE a été lancée par le gouvernement allemand et le G8. Il s’agit d’un projet sur « L’économie des écosystèmes et de la biodiversité »4, dont le but est de mettre au point une méthodologie de fixation de la valeur et du prix de la biodiversité.

Donner un prix à la nature et aux fonctions qu’elle offre – air pur, eau pure, utilisation culturelle et pour les loisirs – peut paraître raisonnable. Mais en lui donnant un prix, on opère une forme de privatisation de ressources considérées auparavant comme des biens communs. La nature peut être achetée et vendue, être marchandisée et soumises aux forces du marché.

Marchandisation de la nature

Les deux principaux types de commercialisation de la biodiversité sont le « Paiement pour les services rendus par les écosystèmes » et l’Echange d’Ecosystèmes, qui inclue la financiarisation des habitats et des espèces.

 Payer pour les services des écosystèmes renvoie à la pratique des incitations versées aux agriculteurs ou aux propriétaires fonciers pour, qu’en échange, ils gèrent leurs terres de façon à fournir certaines formes de services écologiques, comme par exemple avec les terres mises en jachères5. Ces incitations peuvent être financées par de l’argent public ou privé et avoir pour but, en protégeant une ressource naturelle, de protéger des intérêts publics ou privés. Coca Cola par exemple, a payé pour protéger la ressource en eau, afin d’accroître l’acceptation de la population pour ses activités6.

En revanche, l’échange de services des écosystèmes a pour but de créer une forme de compensation pour une ressource naturelle donnée, plutôt que de déclarer illégale son utilisation. Il s’agit d’une transaction commerciale entre un vendeur et un acheteur, dans laquelle la nature est transformée en unités quantifiables, en « marchandises » commercialisables, en « actifs »7. De cette façon, une communauté peut recevoir de l’argent pour les droits sur une forêt qui peuvent ensuite être échangés sur un marché plus important. Une des inquiétudes concernant de tels systèmes repose sur des expériences similaires qui montrent que les populations locales – par exemple une communauté forestière – tendent à être exploitées par les partenaires de l’échange, généralement les courtiers, les acheteurs et les institution internationales, et les règles du jeu sont inéquitables.

Cela peut aussi fonctionner par l’intermédiaire de la compensation de biodiversité. Elle peut être utilisée pour contrebalancer la destruction de la biodiversité à un endroit, en achetant des crédits obtenus en « protégeant » la biodiversité dans un autre lieu. Comme pour la compensation carbone, on obtient dans le meilleur des cas un bilan neutre, mais aucune réduction de perte de biodiversité. Non seulement il est extrêmement difficile de mesurer et quantifier les fonctions des écosystèmes, mais les compensations ignorent les fonctions sociales, culturelles et spirituelles délivrées par la nature. Avec la création de nouveaux marchés et de compensations, par l’intermédiaire de crédits de biodiversité, on ne va faire qu’exacerber encore la compétition pour le foncier et l’accaparement des terres.

Des exemples de ces nouveaux marchés des fonctions des écosystèmes existent déjà, comme l’investissement dans les zones humides et les espèces aux Etats-Unis, la mise en commun de projets de compensation en Allemagne ou la Bourse d’Echange des Services Environnementaux de Rio de Janeiro8.

Le Mécanisme de Développement Vert (calqué sur le Mécanisme de Développement Propre pour le climat, qui permet aux pays industriels et aux multinationales d’acheter des crédits carbone à partir de projets situés dans les pays en voie de développement, afin de compenser leurs émissions domestiques) qui génère des crédits de biodiversité a déjà été proposé par la Convention pour la Biodiversité (CBD). Certaines estimations laissent penser qu’un système obligatoire de compensation de la biodiversité pourrait créer un marché de 20 milliards de dollars états-uniens en 20509.

Le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD) et les marchés du carbone forestier

Le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD) est un des plus grands groupes de pression qui influence l’ONU. Il représente les intérêts de grandes entreprises comme Syngenta, Rio Tinto et Holcim. Comme beaucoup d’autres représentants du monde des affaires, ce groupe s’est fortement engagé et avec beaucoup d’enthousiasme, pour soutenir une marchandisation accrue et une utilisation plus importante des mécanismes basés sur le marché dans les réglementations concernant la biodiversité.

Le Conseil Mondial a été aussi un très chaud partisan de REDD+, un système de « l’économie verte » dont il affirme que c’est « l’option qui a le meilleur rendement coût/efficacité pour réagir aux changements climatiques »10. Le système REDD+ (Réductions des Emissions dues à la Déforestation et la Dégradation des forêts) repose sur l’idée que les forêts agissent comme des réservoirs de carbone qui sont détruits lorsque les arbres sont abattus, relâchant ainsi des gaz à effet de serre. L’idée est simple : si vous pouvez mettre un prix sur le carbone stocké dans les arbres (ce qui ne peut être garanti dans le futur, car le carbone s’échappe souvent naturellement des forêts) vous créez une motivation pour que les propriétaires des forêts les protègent au lieu de couper les arbres. Si ce système était entièrement mis en œuvre dans le cadre des négociations climatiques des Nations-Unies, on estime que le système REDD pourrait permettre l’émergence d’un marché d’une valeur de 5 milliards de dollars états-uniens par an11.

Le système REDD+ est de plus en plus contesté, car les projets pilotes ont confirmé les craintes déjà exprimées. Les Peuples Indigènes et les communautés dépendantes des forêts sont menacés, car on leur interdit l’accès aux forêts et l’usage de leurs droits sur celles-ci. Il est aussi contesté car il est financé par le système des compensations, ce qui en soi ne réduit pas les émissions, mais tout au plus contrebalance des émissions produites ailleurs.

Une Commission européenne proche des milieux d’affaires

Le Conseil Mondial des entreprises est très proche de la Commission européenne et a eu des liens particulièrement étroits avec la Direction Générale (DG) Environnement et le Commissaire européen Janez Potočnik durant la préparation de ce Sommet.

Les documents que nous avons obtenus grâce aux Règlementations sur la liberté d’information 12 révèlent que Potočnik était désireux d’entendre de la part des milieux d’affaires quels domaines du « capital naturel », à part les forêts et l’eau, les intéressaient et quels types de partenariats ils entrevoyaient avec les gouvernements.

Il semble que le Commissaire Potočnik ait aussi accepté de participer à l’examen par des pairs, du rapport « Changer de rythme » (Change Pace) préparé par le Conseil Mondial pour le sommet de Rio+20 et lancé le 22 mai 201213. Ce rapport qui a aussi été examiné par l’OCDE, l’IUCN et le WWF propose les politiques qui ont la faveur du Conseil Mondial des entreprises, afin de réussir ce qu’ils appellent des sociétés soutenables et que le Conseil a dépeint comme une vision d’avenir pour 205014.

Le Commissaire Potočnik est connu pour ses sympathies pour l’industrie. Alors qu’il était Commissaire pour la Recherche, il a facilité l’implication des grandes entreprises dans l’élaboration des politiques européennes, grâce à la mise en place des Plateformes Technologiques. Il a ainsi permis aux groupes de pression d’influencer l’ordre du jour de la recherche européenne15

Le Commissaire pour l’Environnement a évoqué les exemples sur la forêt et le ciment décrits par le Conseil mondial des entreprises comme étant de bonnes pratiques. Pour lui « En fait, le message est arrivé aux entreprises avant le messager »16.

Il semblerait que la Commission ait pu fermer les yeux sur des pratiques moins glorieuses. En mettant en lumière des initiatives sur certains problèmes environnementaux et sociaux, les groupes de pression industriels semblent avoir détourné avec succès l’attention, loin des nombreux secteurs à problèmes, liés aux conséquences de leurs activités sur l’environnement.

Potočnik ajoute : « Dans le passé, lorsque les secteurs industriels essayaient de maximiser leur production, les responsables politiques se voyaient obligés de réglementer. Aujourd’hui, on devrait inverser les choses en utilisant le monde des affaires en faveur de l’environnement et en se concentrant sur la productivité des ressources ».

L’Union européenne pousse pour des mécanismes basés sur le marché

L’Union européenne a fait pression pour que le secteur privé joue un rôle plus important lors des négociations préparant le sommet de Rio+20. Lors d’une réunion en mars 2012, par exemple, l’Union européenne a proposé d’ajouter au texte, toute une section concernant le secteur privé17.

L’an dernier, en 2011, la Commission organisa une consultation publique sur la position de l’Union en vue du Sommet de Rio+20. Contrairement aux 24 avis soumis par des ONG18, elle parut beaucoup plus intéressée par les sept réponses envoyées par l’industrie. Dans leurs réponses, de nombreuses ONG demandaient des mesures contraignantes pour limiter la destruction de l’environnement, alors que les associations d’industriels questionnaient le bien fondé de telles mesures. La contribution de la Commission pour Rio reflète ce questionnement des industriels.

Un des objectifs de la Commission pour Rio+10 a été explicitement de développer les marchés carbone, alors que les preuves qui démontrent que ce type d’approche économique ne réduit pas les émissions19, s’accumulent.

« Le Sommet de Rio+20 devrait encourager les pays, en particulier les économies développées et émergentes à développer des systèmes domestiques et régionaux d’échanges des émissions carbone, dans le but de réduire les émissions au moindre coût et en tant qu’éléments de base d’un futur marché international du carbone »20.

D’après la théorie des échanges carbone, le système devrait fournir un moyen bon marché et efficace de limiter les gaz à effet de serre, avec un plafond d’émissions toujours plus strict. Dans les faits, les échanges carbone ont récompensé les pollueurs avec des profits inattendus et ont échoué à réduire de façon importante les émissions de gaz à effet de serre.

Qui plus est, ce système est aussi un échec parce que les pays industrialisés et les multinationales n’ont endossé aucune responsabilité pour leurs propres émissions. Ce système leur a permis de compenser leurs émissions domestiques en achetant des crédits carbone à partir de projets de compensation situés dans le Sud. Cela a eu des conséquences graves sur les communautés locales. Il y a même eu des cas où les communautés ont été expulsées de leurs terres par des projets de compensation carbone21. Ce recours aux marchés carbone sape aussi les efforts pour réduire les émissions par l’intermédiaire d’autres politiques.

Lors du débat public organisé par le CEO, sur l’ordre du jour de l’Union européenne pour Rio+20, un des négociateurs de l’Union européenne pour le Sommet, Hugo-Maria Schally s’exprimait pour la Commission européenne22. Il fut incapable de clarifier ce qu’étaient les vastes ambitions de l’Union européenne dans le domaine de la biodiversité

Pourtant, au niveau domestique, l’Union européenne est en train de prévoir un projet de compensation pour les écosystèmes, comme partie intégrante de sa Stratégie pour la Biodiversité 202023.

Le raisonnement qui sous-tend cette proposition est qu’il n’y aura « aucune perte nette ni de biodiversité, ni des services fournis par les écosystèmes ». La destruction d’un site est donc permise à un endroit, tant qu’un autre site, disponible dans une « banque » ou enregistré est sauvegardé en retour. Avec un tel système, ce serait la porte ouverte à de nombreux projets destructeurs pour l’environnement, à la condition que de petits bouts de biodiversité soient protégés ailleurs.

On reproduit la même logique boiteuse qui consiste à remplacer des législations environnementales par des mécanismes basés sur le marché et qui, comme nous avons déjà vu, ont échoué à arrêter l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre.

La nature ne pratique pas le renflouement bancaire

L’Union européenne a clairement annoncé la couleur. Lorsque ses délégués seront assis autour de la table à Rio, ils plaideront en faveur des intérêts du monde des affaires, sans tenir compte des préoccupations qui ont été soulevées quant aux risques que représente l’économie verte.

Si l’Union européenne avaient tiré des leçons de la crise financière, elle serait moins empressée de miser aussi gros sur les marchés, en particulier pour un enjeu aussi important que l’avenir de la planète. C’est pourtant ce qu’elle fait, en proposant d’accroître les marchés carbone et très probablement de financiariser la biodiversité, et en développant des méthodes encore plus complexes de commercialisation de la nature, le tout, dans l’espoir que les marchés tiendront leurs promesses.

La Commission et dans ce cas précis, plus particulièrement la DG Environnement, doivent cesser d’être aussi proches de groupes d’affaires comme le Conseil Mondial des Entreprises pour le Développement Durable. L’Union européenne aborde le Sommet de Rio et ses enjeux avec les lunettes déformantes du monde des affaires.

Mais la nature n’accorde pas de prêts de renflouement. Nous n’avons qu’une planète et nous ne pouvons pas vendre les ressources naturelles dont nos vies dépendent en les confiant aux intérêts du secteur privé.

Avec nos remerciement à Jutta Kill et Joanna Cabello pour leur commentaires sur les premières versions.

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