Lobbies en roue libre

Les hydrofluorocarbones (ou HFC) sont des gaz de synthèse utilisés pour la réfrigération introduits à la suite du bannissement de leurs prédécesseurs les CFC, grands mangeurs d'ozone atmosphérique. Les HFC n'ont pas les mêmes propriétés grignoteuses mais leurs propriétés en matière d'effet de serre sont spectaculaires et l'explosion des ventes de climatiseurs dans le monde entier en fait l'un des gaz à effet de serre dont les émissions augmentent le plus vite. La Commission européenne a rédigé un avant-projet de réglementation qui bannit leur emploi : ils peuvent être remplacés par le CO2. Problème : les HFC sont encore brevetés alors qu'il est impossible de breveter le CO2... Leurs fabricants (et utilisateurs, qui ne veulent pas changer leurs appareils) ont donc levé une armée d'au moins 353 lobbyistes à Bruxelles pour persuader la Commission et le Parlement de les laisser continuer d'exploiter ces gaz si lucratifs.1

Une anecdote de plus dans la mare aux canards bruxelloise ? Peut-être, mais avec des conséquences substantielles, dont les médias n'ont pas parlé. Ces derniers ont par contre récemment fait leurs choux gras du « scandale Dalli ».2 Connaissez-vous John Dalli ? Vous devriez : ce maltais était Commissaire à la Santé et aux Consommateurs jusqu'à son renvoi le 16 octobre dernier dans le cadre d'une affaire d'extorsion de fonds impliquant un homme politique maltais et Swedish Match, une entreprise suédoise produisant des « snus », petits sachets remplis de tabac (entre autres...) que l'on se place derrière la lèvre supérieure, interdits à la vente dans l'UE mais populaires dans les pays scandinaves où leur vente est tolérée. L'histoire veut que cet homme politique ait demandé une somme astronomique à cette entreprise en échange de pressions sur Dalli pour faire lever l'interdiction de commercialisation des snus dans l'UE, dans le cadre d'une directive sur les produits du tabac devant être débattue prochainement par le Parlement Européen. Choquée (l'homme aurait demandé 60 millions d'euros), l'entreprise suédoise a porté plainte auprès du service anti-fraude de la Commission, l'OLAF, lequel a rendu son rapport à Barroso et précipité la démission-renvoi de Dalli.3 

Sauf que rien n'est clair dans cette histoire : le renvoi de Dalli retarde toute la procédure autour de cette directive cruciale pour les marchands de tabac en général (elle propose par exemple d'imposer des paquets dénués de tout graphisme pour les cigarettes) et l'on se demande à présent s'il n'est pas la victime d'une manoeuvre de l'industrie du tabac dans son ensemble. Le cambriolage de plusieurs ONG anti-tabac à Bruxelles dans les jours qui ont suivi son renvoi pourrait valider cette hypothèse. Mais cela pourrait encore être autre chose, comme par exemple la nécessité de couvrir des faits encore plus graves, la réputation de Dalli n'étant certes pas celle d'un farouche opposant aux multinationales (son premier geste en tant que nouveau Commissaire fut d'approuver la pomme de terre OGM Amflora du chimiste allemand BASF). Pour compliquer encore davantage la chose, Dalli clame à présent publiquement qu'il a été sacrifié par Barroso aux intérêts de l'industrie. Qui croire ? Le rapport de l'OLAF n'a pas été rendu public...

Si c'est la première fois qu'un Commissaire est renvoyé à cause d'une affaire de lobbying, voir des Commissaires (et des hauts fonctionnaires) européens établir des relations étroites avec les entreprises qu'ils sont censés réglementer est monnaie courante. En fait, le phénomène du pantouflage, ou aller-et-retour entre les secteurs public et privé, est omniprésent à Bruxelles. En théorie, tout Commissaire et haut fonctionnaire voulant travailler dans le privé doit obtenir l'avis favorable d'un Comité d'éthique ad hoc. Lequel a validé... 200 dossiers sur les 201 qu'il a eu à traiter depuis 2008. Devant l'évidente mauvaise volonté de la Commission de prendre ce problème au sérieux et l'accumulation des cas, CEO a porté plainte conjointement avec d'autres ONG européennes auprès du médiateur européen.4

Cela suffira-t-il ? Évidemment non. Comment faire en sorte que l'administration publique européenne protège l'intérêt général lorsque son credo schizophrénique est que seul le secteur privé sait correctement gérer les choses ? Nous en avons encore eu la preuve ce mois-ci lorsque la Commission a finalement répondu à une lettre ouverte que nous lui avions envoyée qui critiquait la privatisation des services d'eau imposée par elle aux pays en crise (Grèce, Portugal...) en échange de l'aide européenne, en contradiction avec les traités et la législation en vigueur. Sa réponse ?

« La privatisation des sociétés publiques [d'eau] contribue à la réduction de la dette publique. […] [la privatisation augmente] par extension la compétitivité de l'économie toute entière, en attirant l'investissement direct de l'étranger. […] La Commission croit que la privatisation des équipements publics, y compris des entreprises de fourniture d'eau, peut bénéficier à la société quand elle est bien menée. »

À l'heure de la remunicipalisation des services d'eau5, lire de pareilles sottises toutes droit sorties de l'âge d'or de l'ajustement structurel (même la Banque Mondiale n'ose plus produire des analyses aussi partiales aujourd'hui) est tout simplement hallucinant. La Commission avance sur ce terrain en roue libre, aveuglée par son idéologie et l'espoir d'enfin remporter une bataille qu'elle a perdu tout au long des années 2000 : les gouvernements grecs et portugais à qui elle a imposé cela sont à genoux, piégés par les marchés financiers. Belle victoire, messieurs, bravo.

Un dossier qui ne vous aura pas échappé, en revanche, est l'affaire Séralini, du nom de ce scientifique français qui a sorti une étude montrant l'impact catastrophique sur la santé de rats nourris au maïs OGM NK603 et au Roundup, l'herbicide le plus vendu au monde. Il faudra un jour élever un monument aux millions de rats trucidés par la science pour notre protection (hum!), mais en attendant l'affaire a fait grand bruit, ne serait-ce qu'à cause de la contre-offensive foudroyante de l'industrie. L'EFSA, l'agence européenne pour la sécurité alimentaire qui étudie la toxicité des OGM et des pesticides, ne s'est quant à elle pas démontée : l'étude ne vaut rien, circulez. Deux semaines après avoir rendu son avis elle participait à un atelier organisé par Europabio, le lobby européen des biotechnologies, sur l'évaluation toxicologique des OGM. Mais là, pas de scandale médiatique, rien.

L'humour est l'adrénaline des optimistes, disait je ne sais plus quel phraseur. Alors je ne peux pas refermer cette chronique sans mentionner le « tour de l'austérité », course cycliste burlesque et pédagogique qui s'est tenue à Bruxelles le 27 octobre dernier dans le quartier européen et ailleurs. L'occasion d'assister aux efforts (mesurés) et aux victoires (garanties par le Commissaire de course, Herman Van Rompuy) des barons de l'austérité belges et européens, et de visiter tous ces lieux de pouvoir le sourire de la dérision et de la détermination aux lèvres. Merci aux organisateurs, et vivement la prochaine course !


Pour l'équipe de CEO,

Martin Pigeon

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